CHAPITRE PREMIER
Cette fois, Ylvain jouait seul ; c’était sa décision, sa colère et sa partie, il avait préparé son action froidement et il l’accomplissait froidement. Pour commencer, il avait écarté ses amis et les avait placés sous la protection d’Ely. Personne sur Terre ne savait où ils étaient, personne ne pouvait les localiser, parce qu’il avait contraint sous faisceaux une équipe d’informaticiens à shunter tout ce qui concernait leur situation dans l’Ordinateur Central.
Ylvain s’était promené une semaine entière sans cesser de projeter des hallucinations ; en une semaine, il avait fait disparaître tous ses proches, un véritable hôpital mobile, deux navettes spatiales, plusieurs agraves et de quoi défendre une forteresse. Il avait agi seul, ne confiant à Ely que le rôle de cerbère. Ely avait protesté, puis râlé, puis elle s’était rendue à la raison d’Ylvain. Elle avait de toute façon fort à faire avec leurs blessés et, même si Lovak officiait comme infirmier et Jed comme assistant technique, elle ne manquait pas d’occupations. Son tour viendrait…
La Naïa et Made étaient restées trois semaines en cuve cybergicale – Amadou y était encore – et, si après dix jours de fauteuil, La Naïa commençait à se déplacer sans assistance robotique, Made avait encore un mois d’alitement devant elle avant d’attaquer la plus sévère des rééducations. La Naïa s’en était sortie avec beaucoup de collages, de rafistolages, et un traitement draconien d’accélération de la régénération cellulaire ; Made porterait dorénavant un poumon, les deux reins et le bas de la colonne plus une cervicale synthétiques ; Amadou avait un éclat minuscule dans l’hypophyse, elle était dans un coma profond et rien n’indiquait qu’elle en sortirait. Son seul espoir semblait résider dans les recherches qu’une équipe médicale avait entreprises sur son cas et l’hibernation cryogénique, hibernation à laquelle Lovak avait du mal à se résoudre.
Parmi eux, personne ne parlait de Sade et Ovë, chacun assumait ses propres sentiments et ses souvenirs. Seul Jed les évoquait ouvertement et manifestait son agacement face au silence des autres.
Cela n’avait pas été sans tensions, des tensions qui prenaient leur source à un autre sujet épineux : Elena Vytt.
Durant la semaine qui avait suivi l’attentat, Ylvain avait interdit l’approche de l’hôpital à quiconque n’était pas du personnel médical et, aussi fermement, il avait interdit à ses amis de le quitter ; Jed n’avait pas rechigné. Il avait commencé à le faire quand, la veille de leur départ, Ylvain les avait avertis de l’isolation totale dans laquelle il allait les placer. Ils s’étaient affrontés violemment. Jed refusait d’admettre la collaboration du Conseil des Ministres à l’attentat ; il refusa même après la démonstration irréfutable qu’Ylvain lui fit de la participation par défaut de l’Egocratie au commando. Puis il se braqua sur la probité et l’humanisme d’Elena, sa tendre et intègre Elena.
— Jamais elle ne consentirait à de tels expédients ! cria-t-il. Damage est capable de tout, d’accord, mais Elena est théiste et foncièrement bonne ! Elle…
— Ça suffit, Jed. (Ylvain avait parlé si doucement que Jed se tut, essentiellement pour l’entendre.) Elena est un ministre terrien ; ses pensées sont consacrées aux intérêts de cinquante-quatre millions d’électeurs et à la sécurité, ou l’expansion, de l’Egocratie. Elle n’a peut-être pas approuvé le raid, elle s’est contentée de fermer les yeux et de te mettre à l’abri dans son lit…
— Tu…
— Écoute-moi. (La voix d’Ylvain était toujours aussi dangereusement dépassionnée.) Huit fois sur dix, c’était elle qui venait au castel, et ce soir-là, elle a fait des pieds et des mains pour que tu la rejoignes à Madagascar… Tu en penses ce que tu veux. Voici ma décision…
— Ta décision ! Toi, tu, ta ! Que reste-t-il aux autres ?
— Pas aux autres, Jed… À toi, à toi seul. C’est toi qui te démarques du groupe, et ma décision, justement, tient dans une seule proposition : tu restes avec nous ou tu rejoins Elena… C’est définitif. Une fois que j’aurai planqué tout le monde, il n’y aura pas de visites. Ely tuera quiconque s’approchera.
Jed en fut suffoqué.
— Tu… tu prônes la violence ? Toi ? Tu… Non, pas toi, Ylvain ! Pas toi !
— Il y a des morceaux de viande quelque part dans ma tête, Jed, des explosions, de la chair et du sang. Le sang des miens ! Je garde en moi un petit bout d’enfer, et je serais peut-être encore incapable ne serait-ce que de gifler Mennalik ou Jarlad quand je les aurai en face de moi, mais je tendrai le laser à Lo pour qu’il les exécute.
Les yeux d’Ylvain disaient qu’il ne mentait pas. Jed baissa les siens et partit s’enfermer dans sa chambre. Il avait un choix à faire. Il choisit la Bohème.
Ylvain avait revu Elena, deux fois. Elle n’avait rien osé demander la première, elle le fit la seconde.
— Comment va Jed ?
— Je n’en sais rien, mentit son interlocuteur. Je ne sais pas où ils sont.
Elena n’insista pas. Elle comprenait qu’Ylvain était en guerre et qu’elle était dans le camp adverse. Certainement pensait-elle ne pas mériter mieux. Il aurait pu lui dire qu’elle avait raison.
*
**
Ylvain avait fait énormément de choses en cinq semaines, dont beaucoup étaient consécutives aux tristes nouvelles que Sumori lui avait données des actions officielles de la C.E. Ylvain traitait à présent Sumori comme il eût traité un ordinateur : il le voyait une fois par semaine et s’en servait comme d’un journal. Pas de chaleur, pas de discussion, pas même de simple politesse. C’était le ministre qui lui avait appris l’arrestation de Tomaso et Eveniek, la destruction de l’École Tashent et la déportation de ses membres, l’évasion de Toyosuma et le démantèlement des groupes bohèmes. C’était encore Sumori qui était venu lui dire :
— Nous allons faire voter le retrait de la Terre du Conseil Homéocrate.
Puis :
— C’est officiel, nous ne faisons plus partie de l’Homéocratie.
Ylvain s’en foutait. La nouvelle avait secoué l’humanité entière, tous les mondes la considéraient comme l’événement le plus important du millénaire, elle bouleversait totalement l’Homéocratie et l’ordre des choses, mais il n’en avait cure. Il avait un objectif, que les états d’âme de l’Égocratie ne pouvaient modifier, d’autant qu’il se refusait à prendre la dissidence terrienne au sérieux ; c’était avant tout un acte de principe, pour marquer le scandale du commando éthique en terre égocrate et laver Tal-Eb de tout soupçon. Pendant que les médias focalisaient l’attention de chacun sur la sécession terrienne, Ylvain cherchait comment joindre Toyosuma et lui faire quitter Lamar… C’était une véritable gageure. Une fois encore, il eut recours à l’inépuisable Dju Yoon.
Djian demeurait sur la Lune, près de son astronef. Il était descendu plusieurs fois sur Terre, mais toujours pour de brèves périodes. Son seul espoir de fuite était le vaisseau : il veillait donc jalousement dessus. Pour le rencontrer, Ylvain dut se rendre sur le satellite terrien, à l’insu du pilote et des passagers de la navette qui l’y conduisit. Dans un premier temps, leur entrevue connut ses habituels jérémiades, sermons et autres épreuves de pure forme dont Djian ne pouvait se passer, puis Ylvain se durcit.
— Tâchons d’être efficaces, Djian, je n’ai ni le temps, ni le cœur à jouer. Aujourd’hui, je te demande de retrouver Toyo ; demain, je te demanderai pire.
— Holà ! Doucement, mon gars, je t’aime bien mais…
— Eh bien, je ne veux plus de mais. Tu suis ou tu ne suis pas, mais tu tranches maintenant et pour un moment.
— Là, bonhomme, j’ai pas l’impression que tu rigoles ! (Djian gratta sa barbe de cinq jours.) Tu veux qu’j’m’engage, hein ? Style lieutenant fidèle et tout le tralala ! Tu ne veux rien d’autre qu’une gentille allégeance de lèche-bottes, garde-à-vous, trompette et plateau sur velours ! Si j’ai largué l’armée, mon pote, c’est pas pour aller cirer d’autres pompes, tu piges ?
— Je pige. Ta décision ?
— Fumier ! Je marche avec toi, bien sûr ! Mais merde, joue pas les colons ! Respecte un peu mon ego !
— On lui dira, c’est promis. Pour Toyo, tu as une idée ?
Djian leva les yeux au ciel.
— Ce que tu peux être hypocrite ! L’idée, tu la connais autant que moi : je rameute les copains pour qu’ils aillent balader leurs vaisseaux autour de Lamar, et j’attends que l’un d’entre eux déniche un contact… Mais attention, Ylvain, si Toyo se terre dans un trou, il est possible que personne ne le trouve.
— Non. Ce qui ne va pas être évident, c’est de percer la défiance de ceux qui le cachent… Toyosuma est certainement à Lamar Dam, pas très loin de l’astroport, et ça, des centaines de quidams doivent le savoir ! Il faut donc miser sur l’intelligence de Toyo et le laisser, lui, contacter tes amis. Qu’ils sillonnent la capitale en se faisant connaître et sans faire de vagues, quelqu’un finira par les mener à Toyo.
— Admettons qu’on le trouve. Qu’est-ce qu’on en fait ?
— Je pense que le mieux est de le lui demander.
Ylvain jeta un œil sur le désarroi de Djian et sourit.
— C’est à lui de décider. Fais-lui seulement savoir que je vais avoir besoin de lui et que je dois pouvoir le contacter à tout moment… L’idéal serait qu’il reste à bord du vaisseau qui le sortira de Lamar, mais qu’il fasse comme il l’entend. Maintenant, voyons le reste.
— Le reste ? Quel reste ?
— Nous allons quitter la Terre, Djian, bientôt, et il va falloir que ce soit très discret.
Djian n’en fut pas surpris, comme rien de ce qu’Ylvain exigea ensuite ne l’étonna outre mesure ; les rares points qu’il essaya de discuter lui furent imposés froidement, sans la moindre explication ; Ylvain était hermétique à toute suggestion, si obtus qu’il finit par s’en excuser :
— Je suis désolé, Djian. Je dirige et j’impose. Cela ne me plaît pas davantage qu’à toi, mais cette fois, je crois être seul apte à mettre un point final à nos ennuis.
*
**
Après avoir, cinq semaines durant, posé les jalons de leur départ, Ylvain s’accorda une vingtaine de jours de répit – pour autant que la composition du keïn fût réellement une pause –, qu’il passa quelque part dans les Rocheuses, près des monts Mackenzie, en compagnie de ses amis. Par dérision, Ely avait surnommé leur campement La Quarantaine. La Naïa avait mis en panne soixante-dix pour cent du matériel dont ils disposaient.
— Je suis bohème, avait-elle expliqué. Je veux bien camper, mais pas dans un supermarché… et j’en ai ma claque de tous ces gadgets !
Elle avait repris l’exercice physique et, comme à toute chose, elle s’y donnait à fond, souvent même à la limite de ce que sa convalescence supportait. Lovak, qui lui servait de sparring-partner, d’entraîneur et de kinésithérapeute, s’usait la patience à la modérer ; il était régulièrement obligé de la clouer d’une douleur pour qu’elle consentît à interrompre sa rééducation forcenée.
Made était enfin sortie de sa période végétative, et elle n’avait pas attendu Ylvain pour se remettre au keïn avec Ely. Puisque sa seule activité était cérébrale, elle composait d’arrache-pied, avec un souci de précision et une efficacité déroutants, exténuant Ely des efforts qu’elle exigeait. À tel point que, lorsqu’ Ylvain les rejoignit, les premiers mots de la benjamine furent :
— Il était temps que tu te pointes, toi ! Ça fait dix jours que son cerveau s’est remis en marche et elle est en train de me tuer à petit feu !
Jed avait fini par extirper Elena de ses préoccupations. Il s’essayait à la littérature, ou du moins passait-il ses journées et une partie de ses nuits à dicter une sorte de roman biographique à un minuscule magnétophone digital. Le sujet de son ouvrage était Ylvain, bien entendu, mais il s’agissait plus de commentaires inspirés par la vie et le comportement de celui-ci que d’une simple biographie.
— C’est pas mal ce qu’il fait, tu sais, avait dit Lo à Ylvain. Bon, parfois, il t’assassine, mais dans l’ensemble, il t’épargne beaucoup… Au fond, tu as de la chance que ce ne soit pas moi qui m’adonne à ce petit sport !
— Qui aime bien châtie bien.
— Ouais, et c’est en mouchant qu’on devient moucheron ! Épargne-moi tes bassesses, tu veux ?
L’état d’Amadou était tristement stationnaire ; la cuve se contentait de la maintenir en vie. Ce fut le sujet de la discussion qui anima la première soirée d’Ylvain à La Quarantaine. Quelle que fût la façon dont tous s’y prenaient, Lovak ne voulait rien entendre ; finalement, Ylvain choisit la manière forte.
— Okay, Lo. On arrête de déconner et on fait le bilan, j’en ai plus que marre de ta culpabilisation mélodramatique ! Tu aimais Amadou, nous le savons tous. Maintenant, tu vas considérer cet imparfait, pour cause de coma ou pour cause d’évolution sentimentale… à ta guise, et cesser de faire toi-même ce que tu détestes chez les autres.
— De quoi tu parles ? grinça Lovak.
— De la dépression d’Ely après la mort de Lar et de mes tergiversations au Salmen. Lo, tu nous en as cassé du sucre sur le dos, tu te rappelles ? C’était facile de me dire : « Décide-toi, kineux ! » ou d’expliquer à Ely : « Il est mort, Lar. Ce n’est pas ta faute, alors arrête de culpabiliser ! ». Tu te souviens comme c’était facile ?
Lo soutenait le regard d’Ylvain ; simplement, il clignait des yeux.
— Je me souviens, laissa-t-il tomber.
— Très bien, alors je t’écoute : Amadou est en cryogénie, H.S. et, dans l’état actuel des connaissances médicales, condamnée ; une équipe de cybergiciens bosse sur son cas à temps perdu, sans espoir et surtout sans pouvoir l’examiner ; nous foutons le camp au plus tard dans quelques semaines en direction de je ne sais quelle catastrophe… Je t’écoute, Lo, que fait-on ?
Pendant un instant, Lovak continua à combattre l’acier poli des yeux d’Ylvain, puis il tourna la tête, jeta un bref coup d’œil en direction de La Naïa et parla, d’une voix sans inflexions :
— Il faut parfois beaucoup t’aimer pour ne pas te casser la gueule, Ylvain. Quand tu repartiras, emmène Madou à l’hosto. Arrange-toi seulement pour que je n’y assiste pas.
Il se leva et fit mine de s’éloigner, mais il revint sur ses pas.
— Tous autant que nous sommes, reprit-il, toujours à l’intention d’Ylvain, nous oublions trop souvent que ce que tu comprends le mieux, ce que tu manies le mieux, c’est l’esprit humain. Je crois que Jed devrait approfondir ses analyses, il a trop tendance à confondre l’image et le rôle, l’apparence et l’acteur. Cela dit, je ne t’en voudrai certainement plus demain matin, alors bonne nuit.
Lo se trompait : il mit trois jours à pardonner et quand, plus tard, Ylvain emmena la cuve dans laquelle reposait Amadou, il aida à la charger dans l’agrave.
— Je ne la reverrai jamais, n’est-ce pas ?
— Sans doute, Lo. Aucun d’entre nous ne la reverra.
— Merde, Ylvain ! Elle est vivante ! Tu comprends ça ? Je ne peux pas penser à elle comme à une morte !
— Alors garde-la en vie dans ta mémoire comme un amour qui a pris fin. Je n’ai pas envie de remuer le couteau, Lo, laisse cette plaie cicatriser.
Lovak pleura, en adulte, les paumes ouvertes, la tête haute, sans désespoir, sans haine. Il pleura les yeux figés sur ceux d’Ylvain et dit simplement, doucement :
— J’ai mal.
Ylvain l’attrapa aux épaules et mêla ses larmes aux siennes. « Moi aussi, j’ai mal », pensait-il. « Mais cette douleur me tient éveillé… On les aura, Lo ! On les aura. »
Pour partir, Ylvain attendit le message de Djian. Celui-ci disait simplement « Tout baigne. » Cela signifiait que Toyosuma était en sécurité et que l’infernal Dju Yoon était prêt à déjouer une fois de plus l’astronavale homéocrate.
— Dans combien de temps ? demanda La Naïa.
— Un mois, au maximum.
— C’est tiré par les cheveux ! commenta Ely.
— Ça marchera, assura Made.
Sa conviction valait n’importe quelle certitude, n’importe quelle preuve ; même Ylvain se sentit soulagé qu’elle agréât son plan. Il quitta La Quarantaine l’esprit libre.
*
**
Si ces vingt jours avaient permis au kineïre de s’extraire des vicissitudes de l’Homéocratie, la Terre, elle, avait subi d’énormes pressions politiques et commerciales qui commençaient à l’atteindre au moral. Quand Ylvain regagna la civilisation et l’appartement qu’Elena Vytt lui prêtait près du Palais Ministériel, en Californie, l’Égocratie se passionnait pour l’une de ses incomparables campagnes électorales. S’il s’agissait effectivement d’un combat passionné, discours et proposition s’entachaient aussi d’un très fort sentiment d’urgence. Ce sentiment, qui gagnait chacun, était directement l’œuvre des médias : chaque jour, ceux-ci mettaient l’accent sur la dégradation des relations interplanétaires et la précarité sans cesse croissante de la position terrienne… Sumori faisait de l’excellent travail.
Après deux mois de sécession, les Terriens prenaient conscience de leur fragilité ; comparée à la puissance thalienne, il était évident que l’autarcie égocrate était une illusion. Une fois débarrassées des lois homéocrates qui protégeaient l’économie terrienne, les industries thaliennes s’étaient jetées sur les marchés que dominait l’Égocratie, les faisant basculer un à un pour leur propre compte. En outre, si politiquement, la Terre conservait sa bonne image de marque, cela allait s’atténuant, et personne ne doutait que cela versait dans l’irrémédiable. Damage avait été le premier à dire : « Jusqu’à présent, nous sommes en position de force face à l’Homéocratie, et chaque jour ses Conseillers mendient notre retour, mais Thalie manœuvre contre nous et grignote notre popularité. Nous devons user du choc que notre rupture a créé maintenant. Dans un mois, un trimestre, un an, nous n’aurons plus aucune crédibilité et plus guère d’économie, ce sera nous qui mendierons le retour au Conseil. Nous pouvons encore imposer nos conditions, faisons-le avant d’être contraints aux concessions. »
Parlant au nom de Tal-Eb, soutenu par les médias, Damage avait très vite emporté l’opinion : déjà, un premier scrutin avait approuvé le principe de la réintégration. Les débats tournaient à présent autour des exigences et des garanties. Tal-Eb ne s’était pas encore exprimé ; quand il le ferait, il mettrait tout le monde d’accord et les suffrages désigneraient les revendications à présenter au Conseil Homéocrate. Ylvain savait trop bien qu’il était des négociations qui ramèneraient la Terre dans l’Homéocratie ; il savait aussi avec quel soulagement chacune des deux parties conviendrait d’une demi-mesure qui ne léserait que lui et ses amis tandis que d’autres écarteraient les intérêts de Still et de la Bohème, d’autres encore sanctionnant la Commission sans lui nuire, sans même mettre en cause ses agissements et ses mauvaises raisons d’être. Avec le commando, Jarlad avait fait un coup de maître ; l’échec le servait peut-être encore davantage que la réussite.
Le lendemain de son arrivée, Ylvain demanda une entrevue au Premier Ministre. Elle lui fut refusée. Le soir même, il projetait en plein air devant vingt mille Terriens de moins de trente ans, sur une plage de la mer Morte, pendant la pause d’un congrès estudiantin. Il projeta cinq keïnettes qu’il présenta comme un patchwork des souvenirs que lui laissaient les événements. La première fut « Planète-Prison ».
— Cette keïnette n’est pas de moi, révéla-t-il après l’ovation qui la salua. La première fois que je l’ai vue, elle m’a impressionné… Je crois que j’avais du mal à admettre que de pareils choses existent. Aujourd’hui, l’ami qui l’a composée attend dans une cellule thalienne d’être expédié sur une de ces planètes-prisons ; la Commission l’a condamné parce qu’il projetait trop bien trop de ces dérangeantes vérités. C’est Tomaso.
Puis il projeta « Concerto Pour Salmen et Bohème », avant d’enchaîner sur quelques scènes tirées des holos de l’écrasement de Still, dont l’arrestation d’Amdee, les violences militaires à Nashoo et l’internement des Bohèmes dans les camps de concentration.
— Still était comme la Terre, commenta-t-il. Un monde de tolérance et de justice. L’Homéocratie en a fait une dictature éthique.
Ensuite, il livra une fiction qui mêlait ses souvenirs de l’École Tashent et sa destruction. Puis il conclut sur une vision subjective du commando s’abattant sur le castel, une vision de guerre et d’horreur où l’horreur, d’un bout à l’autre, n’était qu’entr’aperçue ou suggérée.
— Du kineïrat, il reste l’Institut, géré par l’Homéocratie, contrôlé par la Commission… Que doit-on penser d’un État qui emprisonne, assassine ou fonctionnarise ses artistes ?
Il laissa ses spectateurs sur cette réflexion. Elle fit le tour de la planète plus vite que celle-ci effectuait sa rotation. Quand il retourna en Californie, trente-deux heures après, Mariello Damage l’attendait à son appartement.
— Biko Tal-Eb va vous recevoir, annonça-t-il. Maintenant… si cela vous convient.
— Allons-y, Mariello, je ne voudrais pas faire attendre le Premier Ministre.
— Vous avez exagéré, Ylvain… Biko est furieux. Il n’aime pas être bousculé.
— Je n’aime pas être éconduit. Comme ça, nous sommes quittes… Mais je n’ai pas exagéré, croyez-moi.
Damage conduisit Ylvain directement au castel du Premier Ministre ; Tal-Eb ne voulait donner aucun caractère officiel à cette rencontre.
Le chef du gouvernement terrien était un homme grand, d’une carrure athlétique que l’âge n’avait pas diminuée, au visage rond et fin subtilement durci par la calvitie et un nez très droit ; si son sourire étalait une agréable douceur, ses yeux trahissaient la plus ferme volonté et une autorité indiscutable. Tal-Eb évoquait l’épervier. Il accueillit son visiteur sur une terrasse bordant une imposante piscine ovoïde, avec une certaine chaleur mais sans aménité. Après avoir proposé à Ylvain de prendre place dans un archaïque transat, à côté d’un bar motorisé, il échangea quelques mots avec Damage et le renvoya. Il s’installa ensuite sur un deuxième transat, de l’autre côté du bar, offrit un verre au kineïre puis se détendit totalement en sirotant le sien.
— Mariello m’a conseillé de ne pas vous prendre de haut, attaqua-t-il sans regarder son interlocuteur. Il pense que votre projection d’avant-hier est une riposte modérée à mon refus de vous recevoir. Personnellement, je crois que Mariello vous craint et c’est plutôt cette attitude, chez lui inhabituelle, qui me pousse à une certaine considération. Je dois avouer que le comportement panique de Jarlad à votre égard m’impressionne aussi, encore que lui semble surtout redouter Mademoisel et qu’à mon sens, Elynehil Mayalahani est la plus dangereuse. (Il donnait l’impression de parler à son verre.) Nous ne nous étions pas encore rencontrés, mais je me suis beaucoup intéressé au groupe que vous formez. Pour être exact, vous êtes même ma principale préoccupation depuis quelque temps. La franchise me conduit d’ailleurs à vous prévenir qu’en fait de préoccupation, vous êtes littéralement un poison pour l’Égocratie. Je souhaite que cet entretien débouche sur la résorption de cette toxicité. Suis-je clair ?
« En voilà un qui a l’étoffe de ses responsabilités ! » pensa Ylvain. « Made s’en sortirait mieux que moi avec un type comme ça. » Mais Made n’était pas là, il devait forcer son talent pour ne pas s’enliser dans les méandres des discours de ce parleur. Quelles étaient les informations de sa longue tirade ? Jarlad craignant Made, lui s’inquiétant d’Ely, la volonté de résoudre le problème qu’ils posaient au cœur de l’Égocratie… tout cela pourrait servir. Pour l’instant, Ylvain s’orienta vers le dernier point.
— Vous êtes limpide, dit-il, sans commettre l’erreur de se tourner vers Tal-Eb. (Il était important d’être aussi confiant et détaché que lui.) Et nous semblons avoir les mêmes soucis. J’entends tout aussi sincèrement aboutir à un consensus antitoxique. Je suis seulement venu m’assurer que le contrepoison ne serait pas trop violent.
— Je vous écoute : que proposez-vous ?
Il s’était fait piéger. Tal-Eb le forçait à s’exprimer le premier ; il pourrait ainsi modeler son discours sur le sien. Si Ylvain cherchait maintenant une échappatoire, il perdrait sa crédibilité et sa position d’égal.
— La Terre doit réintégrer l’Homéocratie, se lança-t-il. Elle doit le faire rapidement pour se présenter, non pas en position de force comme le prétend Damage, mais en locomotive, qui guide et entraîne les autres vers un progrès politique et humain.
« C’est ça ! » se motiva-t-il. « Puisque je parle le premier, je dois parler de ce qui le concerne. Je dois le conduire à donner son point de vue et ses objectifs avant d’exposer les miens. »
— Vous n’allez pas demander votre retour, ni l’effectuer en réponse aux demandes qui vous sont faites, en y mettant des conditions. Vous allez revenir tout simplement, sans décorum, comme les seuls vrais responsables de l’Histoire. Il vous suffira ensuite de montrer les choses du doigt avec autorité pour que le Conseil retrousse ses manches.
— Je crains que vous ne surestimiez notre influence. Thalie contrôlait quarante-cinq pour cent du Conseil avant notre départ ; aujourd’hui, elle en maîtrise cinquante-deux. Derrière Thalie, il y a Jarlad ; à lui seul, il en a seize de plus. Non, nous n’aurons pas les mains libres.
— Je ne parle pas de votre influence. Je parle du double impact de votre départ et de votre retour. Bon sang ! Damage le claironne partout et la planète entière ne parle que de ça. Même les espions de la Commission en parlent !
— Justement, même la C.E. ! Et elle ne s’inquiète pas. Jarlad sait très bien que l’effet de notre retour ne durera pas et que sa durée sera inversement proportionnelle à nos exigences.
— Donc vous serez raisonnables. (Cette fois, Ylvain se tourna vers le Premier Ministre.) Qu’allez-vous proposer aux Conseillers Homéocrates, Tal-Eb ?
Biko Tal-Eb jeta à son interlocuteur un coup d’œil surpris et respectueux. Il venait de se faire manœuvrer, et ce n’était pas dans ses habitudes.
— À propos de quoi ? atermoya-t-il.
— La Bohème, Still, Tashent, le kineïrat, Myve, nous… La Commission Éthique. Ce ne sont pas les sujets qui manquent, n’est-ce pas ?
— Vous avez raison, et j’en ai d’autres : l’armée homéocrate naviguant sur des croiseurs thaliens commandés par des officiers thaliens, les monopoles d’exploitation, les planètes sous-développées, l’exploration interstellaire et l’attribution des usufruits, la constitution homéocrate vieille de deux mille ans, l’incompétence et la malhonnêteté administratives, les fonctionnaires véreux, les inégalités, l’injustice, l’improbité de la Cour Suprême, les modes d’imposition, les statuts planétaires… Il y a tellement de choses à changer dans l’Homéocratie que je ne sais ni par quoi, ni comment commencer.
Ylvain percevait tout à coup la mesquinerie de ses revendications et, parallèlement, il comprenait que c’était exactement ce qu’attendait Tal-Eb.
— Je ne veux minimiser aucun des problèmes qui vous tiennent à cœur, Ylvain, mais comprenez que ce ne sont que des gouttes d’eau dans l’océan. J’ai engagé l’Égocratie dans un combat titanesque contre l’inertie du Conseil Homéocrate ; de son côté, Dal Semys m’ouvre grandes les portes de la rénovation. Mais nous avons tous deux Jarlad sur le dos. Croyez que ce n’est pas hâblerie si je vous dis que l’humanité a produit trois génies politiques en même temps et que, malheureusement, Jarlad est le plus puissant. (Le Premier Ministre s’assit sur le côté du transat et fixa Ylvain.)
« Vous êtes un grand artiste et Mademoisel aussi. Si l’on ajoute à cela le potentiel que présente Elynehil Mayalahani, vous formez à vous trois un autre tiercé gagnant. Le hasard vous a propulsés dans les hautes sphères politiques, seulement vous n’avez ni la formation, ni l’expérience, ni les compétences requises pour influer sur ce qui est un tournant dans l’histoire de l’humanité…
« Je sais que vous pensez le contraire, que vous croyez en l’expansion d’un individualisme hors normes et que vous niez l’efficacité et la positivité d’une action politique concertée. La Bohème vous tient lieu de leitmotiv et de preuve. Mais vous ne disposez pas des éléments nécessaires à une analyse correcte, et ce mouvement que vous avez lancé, vous, Ylvain, s’asphyxiera parce qu’il a mille ans d’avance. D’une certaine façon, vous êtes responsable de ce qui arrive à l’Homéocratie, de ce qui vous arrive à vous, à Still, au kineïrat et à la Bohème.
« Vous me demandez ce que je vais faire contre la C.E. ? Je vais exiger une commission d’enquête et je la dirigerai moi-même. Mais ne vous illusionnez pas : je mettrai à jour les dessous de l’affaire stillienne, ceux de Lamar plus quelques autres dont vous ignorez jusqu’au premier mot, de quoi ébranler l’édifice et l’affaiblir un peu, le temps de mettre en place des sécurités anti-éthiques fiables. Je ne mentionnerai ni Chimë, ni Myve, ni Foehn, ni ne suggérerai qu’il faut abolir la Commission. »
— C’est exactement ce que désire Jarlad ! Du temps. Rien d’autre que du temps !
— Bien sûr. (Tal-Eb repris sa position allongée.) C’est aussi ce dont Dal Semys et moi avons le plus besoin. Il faut vingt ans à Jarlad pour se retourner, et cinquante pour mener ses plans à terme ; c’est à peu près ce qu’il nous faut aussi. Maintenant, examinons vos autres préoccupations. Still ? Je peux m’arranger pour réduire le préfectorat à huit ans, peut-être six. L’École Tashent ? Myve ? Je ne m’en soucierai pas, le kineïrat « indépendant » devra se débrouiller seul. Je ferai simplement voter une loi sur la liberté d’expression. Quant à la Bohème, je vous l’ai dit, elle périra d’elle-même ; mais tant qu’elle ne s’appuiera sur aucune structure, elle aura la bénédiction de l’Égocratie. Ne restent que vous et vos amis… Franchement, je ne sais pas quoi faire. Toute proposition réaliste sera la bienvenue.
« Nous y sommes ! » se dit Ylvain. « À présent, je n’ai plus droit à l’erreur. »
— Vous ne pourrez plus nous garder sur Terre dès la seconde où vous réintégrerez l’Homéocratie. Exact ?
— On ne peut plus.
— Vous êtes prêt à nous sacrifier.
— Tout à fait.
Ylvain se leva et s’approcha de la piscine. Il avait l’obscur sentiment qu’il fallait ne montrer que son dos.
— J’ai une idée qui vous conviendra, lâcha-t-il. Disons même carrément qu’elle vous facilitera la… réinsertion. Mais j’ai besoin de garanties et de temps.
— Voyons cette idée.
— Vous pourriez essayer de nous convaincre de nous présenter devant un tribunal. Nous ne discuterions pas longtemps avant d’accepter d’être jugés par une cour homéocrate – la Cour Suprême, par exemple.
Tal-Eb ouvrit la bouche puis la referma sans dire un mot. Il se leva à son tour, se prit le menton et arpenta la terrasse, plongé dans une intense réflexion. Finalement, il s’arrêta près d’Ylvain et attendit que celui-ci le regardât pour parler.
— Quelles garanties ? demanda-t-il.
— La sécurité de nos personnes physiques, en premier lieu.
— Cela va de soi.
Ylvain ricana sans vergogne.
— Pardonnez-moi, s’excusa-t-il. Mais en matière de sécurité, nous avons douloureusement découvert le laxisme de l’Ordinateur Central, pour ne citer que lui, et nous n’avons aucune confiance, même en votre bonne foi. Nous nous rendrons sur Thalie sous bonne garde, avec la délégation officielle terrienne. Et, jusqu’au procès, nous resterons sous la surveillance d’une escorte terrienne.
— C’est envisageable.
— En second lieu, les médias couvriront l’affaire d’une publicité à grande échelle. Je veux que chaque minute de la procédure judiciaire soit holovisée et diffusée dans toute l’Homéocratie…
— Non. (La négation du Premier Ministre avait claqué comme un fouet.) Même si vous passez devant une cour homéocrate, ce sera un jugement éthique. La Constitution en interdira donc la transmission, soit-elle différée.
— Écoutez-moi bien, monsieur le Premier Ministre. Nous vous faisons une fleur : vous allez débarquer sur Thalie avec, dans vos bagages, le plus beau cadeau que Jarlad puisse souhaiter. Il ne pourra rien vous refuser.
C’était le point le plus important : Ylvain devait défendre jusqu’au bout ses exigences de médiatisation, afin de ferrer convenablement Tal-Eb et fausser compagnie à l’Égocratie en toute tranquillité bien avant la date fixée pour le transfert sur Thalie.
— Il refusera ça, infirma Tal-Eb. D’ailleurs, à sa place, je ferais de même. Vous profiteriez de la retransmission pour mettre à mal la Commission, et il ne peut pas courir le risque de voir certaines choses tomber dans le domaine public.
— À vous de le convaincre. (Ylvain se ferma.) Vous en êtes capable !
Tal-Eb secoua la tête.
— Non ! Vous êtes trop dangereux pour lui.
— Alors je vais vous répéter sensiblement ce que j’ai dit à Damage : croyez-moi, le mal que je lui ferai devant une caméra n’est rien comparé à l’insidiosité d’un faisceau d’égojection. Si vous le lui expliquez en ces termes, il comprendra parfaitement !
— Peut-être, admit le Premier Ministre avec une moue dubitative. Ou peut-être qu’il comprendra qu’un meurtre vaut mieux qu’un jugement.
— Ça, il a déjà essayé ! Une cinquantaine de fois, si vous voulez un nombre. Entre la publicité qui va se faire autour de votre réintégration et celle que vous allez donner à ce procès volontaire, Jarlad aura peu de choix. Vous…
— D’accord pour les médias, trancha subitement Tal-Eb. Vous avez parlé de temps. Combien ?
— Deux mois.
Cette fois, ce fut Tal-Eb qui ricana.
— Vous savez pertinemment que c’est impossible. Sumori et Damage ont œuvré pour que le scrutin intervienne dans deux semaines, trois au maximum. Je ne peux pas conserver l’électorat sous une telle pression plus longtemps.
— Accordez-moi cinq semaines.
— Impossible.
— Avec l’histoire du procès, vous pouvez en gagner au moins deux… Made a besoin de quinze jours de plus pour se rétablir. Donnez-moi cinq semaines.
— Un mois, pas un jour de plus.
Ylvain savait que Tal-Eb n’irait pas au-delà ; il n’insista pas. Un mois, c’était précisément le délai dont Djian avait besoin.
— Puis-je vous poser une question ? s’enquit le politicien. Pourquoi, après tant de remue-ménage, de luttes et de fuites, avez-vous décidé de vous rendre à l’Homéocratie ?
Ylvain le regarda en coin et sourit, comme si la question était saugrenue.
— D’abord, il ne s’agit pas d’une reddition, mais d’un procès que nous provoquons. Ensuite, nous n’avons pas beaucoup d’issues, vous savez ? Et encore moins de choix ! (Il parlait avec énormément de conviction.) Comment vous expliquer ? Nous y pensions depuis longtemps, seulement nous en parlions peu parce que nous n’étions ni vraiment motivés, ni sûrs de pouvoir le faire dans de bonnes conditions… La motivation, nous l’avons trouvée dans le simple désir de survivre et la mort de nos amis ; les conditions sont celles qui animent aujourd’hui l’Égocratie.
Tal-Eb semblait toujours aussi sceptique.
— Mais qu’attendez-vous de ce procès ? La relaxe ? Jarlad vous fera condamner rien que pour les émeutes bohèmes. Il vous tient, il peut prouver l’incitation que représente votre tournée…
— Je ne crois pas qu’il puisse sérieusement se lancer dans une telle aventure, parce que cela le conduirait directement jusqu’à Still. Il obtiendra l’interdiction d’exercer sur des motifs plus véniels : Hors Limites, la projection à Lamar Dam, la fin de Rêve de Vie et l’immoralité de Naïmia… Des broutilles.
— J’admire votre confiance, et même si je ne la partage pas, je vous souhaite d’ores et déjà bonne chance. (Tal-Eb serra la main de son interlocuteur.) Je suis content d’avoir bavardé avec vous. Nous nous reverrons, j’y tiens, mais pour l’heure, vous connaissez mes impératifs ministériels…
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Après avoir quitté le castel du Premier Ministre, Ylvain réfléchit longuement à chaque phase de l’entretien, ne fût-ce que pour être certain de l’avoir parfaitement mémorisé. Tal-Eb était retors, aussi avait-il l’intention de projeter l’entrevue à Made, mieux armée que lui pour l’analyser et décider de la marche à suivre. Plusieurs choses, embarrassantes, pourraient s’avérer néfastes : si Tal-Eb était un homme intègre, dans la mesure où il ne sortait jamais de sa ligne de conduite, son ambition politique qui autorisait une très large souplesse morale (la tolérance d’un attentat, par exemple, pourvu qu’il fût utilisable) ; sa clairvoyance constituerait peut-être un autre obstacle, qu’elle fût trop grande ou trop réduite ; l’évasion de la Terre pouvait échouer sans qu’il œuvrât pour la faire péricliter.
« Zut ! » se secoua Ylvain. « Je suis à coup sûr un piètre stratège, mais j’ai parlé avec ce type, je sais ce qu’il a dans le ventre… Il fera ce que j’attends de lui ! »
Made confirma, avec seulement une petite réserve :
— Ce qui m’ennuie, c’est cette histoire de trio… C’est une idée-force chez lui, pourtant il l’a conclue sur la prédominance de Jarlad. Or, je suis sûre d’une chose : Jarlad ne mérite pas cette déférence. Que quelque chose nous ait échappé à son propos, Ylvain, et nous sommes foutus !